La drogue c'est dangereux parce que c'est le fun
Les hommes nouveaux qui s'en viennent vont renverser la société actuelle avec leur pot, leur sexe, leur musique, leurs cheveux, leurs costumes, leurs nouveaux modes de vie collective, avec leurs idées de fun et de liberté

Le Quartier latin, le mercredi 25 février 1970
Par Roméo Bouchard, Michel Contant, Jean-Pierre Dallaire et Pierre Graveline
Dialogue entre l'homme qui a peur du plaisir et l'homme qui n'a pas peur du plaisir...
Non : le pot doit être interdit parce que c'est dangereux pour la santé et l'équilibre psychologique.
Oui : le pot est moins dangereux que la cigarette, l'alcool, la télévision, l'automobile, la pollution, les produits alimentaires sur le marché, les principaux d'école, Trudeau ou Rémi Paul.
Non : il faut mettre un frein à cette nouvelle mode car c'est un engrenage qui conduit à l'accoutumance, puis à la déchéance et au chaos social.
Oui : l'interdiction ne fait qu'enrichir la pègre et augmenter les poursuites judiciaires ; elle confirme que le plaisir, l'imagination est la liberté des individus sont systématiquement réprimés dans la société du progrès.
Non : les drogués sont des lâches et des hippies qui n’ont pas le courage de lutter dans la réalité et se réfugient dans des paradis artificiels.
Oui : le phénomène des jeunes qui décroche ne dépend pas plus de la drogue que le phénomène de la rue Saint-Laurent ne dépend de l'alcool ; ces phénomènes sont une conséquence logique d'une société injuste et inhumaine.
Non : on ne connaît pas encore suffisamment les effets du pot ou du LSD, et de toute façon, le pot conduit la plupart du temps à des drogues assujettissantes et mortelles.
Oui : on ne veut pas faire de recherche sur le pot ou l'acide comme sur rien de ce qui pourrait libérer l'homme; quant à l'engrenage des drogues, des enquêtes ont prouvé le contraire. Il y a des gars qui se piquent comme il y a des obsédés sexuels ou des alcooliques mais pas plus.
Non : moi, je n'ai pas besoin de cela pour être moi-même.
Oui : ce qui fume non plus, mais qu'est-ce qu'il y a de mal à faire des choses le fun : le pot, c'est une détente, un bain de beauté et de fantaisie, des moments où on se sent mieux, où on est plus près de soi et de la réalité.
Non : mais le LSD, en tout cas, c'est prouvé que c'est dangereux physiquement et psychologiquement.
Oui : c'est dangereux parce que ça réveille brusquement ce qu'il y a derrière notre façade et la façade de la société absurde où nous vivons et qu'il n'y a pas de psychanalyste pour faire la morale et redonner bonne conscience ; à part ça, sauf dans certains cas, ce n'est pas plus dangereux que l'auto.
Non : tout cela nous mène au chaos social et détourne les types du travail sérieux, de la compétence, de l'efficacité et du progrès.
Oui : en effet, les hommes nouveaux qui s'en viennent vont renverser la société actuelle avec leurs potes, leur sexe, leur musique, leurs cheveux, leurs costumes, leurs nouveaux modes de vie collective, avec leurs idées de fun et de liberté.
La drogue n’est pas une clé magique
Cette connaissance et cette détente peuvent être atteintes par d'autres voies.
Il n'est pas nécessaire d'en faire un nouveau baptême et une nouvelle eucharistie obligatoire.
De plus, la drogue ne change pas les individus magiquement point elle peut être une nouvelle saisie de ce que nous sommes et de ce qui est. Mais changer et devenir neuf suppose toujours un minimum de rupture et de disponibilité. On peut découvrir des dimensions nouvelles sans quitter son monde antérieur, sans les accepter ou même sans n'y rien comprendre. Il y a des gens qui partent en voyage, mais il y a aussi des touristes insignifiants ou maniaques.
Il faut distribuer du Pot et du LSD à la population, autrement, la machine moderne va tous nous manger et nous n'entrerons jamais dans l'ère de l'esprit.
Du pot et du LSD dans les pharmacies
Une société qui s'intéresserait aux hommes rendrait le pot et l'acide accessibles (ainsi que bien d’autres choses), pousserait la recherche sur les possibilités humaines de la drogue et diffuserait une large information en vue d’en assurer une utilisation dans les meilleures conditions possibles. Le monde qui sortirait de tout cela aurait une chance d'être enfin agréable. Implanter ce monde parallèle au cœur même de l'enfer actuel n'est pas plus utopique que de vouloir réaliser la révolution socialiste armée des masses ouvrières.
Le danger c'est que le monde se remette à vivre
Les problèmes médicaux, psychologiques et scientifiques que pose dans certains cas la drogue ne sont pas les vraies raisons de l'opposition et de la peur de la drogue. La vraie raison, c'est que le pote et l'acide, comme la révolution sexuelle d'ailleurs, réintroduisent dans la société le plaisir (fun), l'imagination, l'émotion, la beauté et la liberté, et que ces réalités sont inconciliables avec le type de rationalité et d'efficacité qui sont à la base de la société moderne et du progrès moderne. Si pas mal de monde se mettent à marcher, tout le système politique, économique, social et culturel actuel va s'effondrer. Le danger, c'est que les gens se réapproprient la vie et s'emparent du loisir que leur a ravi la machine à faire consommer.
La drogue et la genèse d'un homme nouveau
L’usage croissant du pot et de l'acide fait peur au monde. C'est ainsi chaque fois qu'une possibilité nouvelles susceptibles de changer l'homme apparaît : on en voit uniquement les dangers et les ambiguïtés mais on escamote l'essentiel. l'avènement généralisé de la drogue se conjugue avec l'émergence de d'autres phénomènes tels la révolution sexuelle, la musique et la danse pop, la possibilité du loisir, l'audio-visuel, la vie en collectif, les dropouts (hippies et yippies), la psychanalyse, l'orientalisation, les soulèvements contre l'autoritarisme à tous les plans. À des degrés divers selon la nouveauté réelle des individus, tout cela est en train de donner naissance à un homme nouveau qui n'a plus rien de commun avec l'existence mécanique et compartimenté de la société moderne axée sur la rationalité, l'efficacité et un certain progrès vide, un homme axé sur la liberté, le plaisir, la beauté, l'imagination, la corporéité et l'amour. L’enjeu politique futur n'est peut-être plus le renversement armée de l'État capitaliste par un parti socialiste organisé, mais bien le dépérissement des institutions de la société moderne actuelle par le développement d'une société parallèle. En ce sens, les dropouts sont le visage même du changement, la drogue et la révolution sexuelle en sont les deux armes essentielles, la drogue plus particulièrement est le symbole le plus éloquent de la rupture.
Un nouveau moyen de détente et d'intériorité
Bien sûr, la drogue, comme le sexe, l'alcool, le sport, la télévision ou la politique, peut devenir un refuge, une sensation forte, un déséquilibre, une idéologie sectaire, une religion plus ou moins magique, un danger physique, surtout dans le contexte répressif actuel.
Mais de soi, le pot est une détente, un bain de fantaisie et d'imagination, un voyage par delà les apparences et les contours, par delà les protections rationnelles habituelles, au cœur de soi et de la réalité, au cœur du bonheur comme du malheur, un rapport nouveau avec soi, les autres et les choses, une intensification des attitudes de paix, de liberté, d'amour et d'émotion au détriment des attitudes de lutte, d'efficacité logique et de stress qui caractérisent la vie au niveau des contours, de la linéarité et de l'objet. un médium de connaissance et d'intériorité, un loisir total qui répond d'une façon nouvelle à des besoins longtemps satisfait dans la mystique religieuse. Le LSD est souvent pour sa part une révélation encore plus totale et plus brusque de l'inconscient et de l'essence de la réalité, ce qui rend son usage également plus délicat, mais aussi ce qui le rend plus précieux que tous les psychanalystes prohibitifs et intégrationnistes qu'on connaît.
Si vous êtes contre la drogue, allez voir le film MORE, ça va vous donner bonne conscience
Il y a eu des films caves sur l'éducation sexuelle ; il y en a maintenant un du même genre sur la drogue.
Avec une histoire, émouvante et des images d'une beauté corporelle certaine, une initiation aux mystères de la drogue simpliste, faussé, superficielle et moralisatrice du terrorisme culturel sous un visage libéral.
Et ça colle : 400 000 spectateurs à Paris, un succès inédit à l'Élysée. Pour Paris match, c'est un beau film émouvant ; pour le Nouvel Observateur, une totale réussite. Pourtant, l'as eu l'impression que les le film, c'est : quel dommage, deux jeunes gens, si beaux, si purs, qui savent faire l'amour, qui aiment le soleil et qui se détruisent... par la drogue.
La drogue, en effet, dans More, c'est la plongée dans le rêve et la fainéantise, c'est la fuite de la société dans des vacances mythiques, c'est l'infaillible passage de la mari, au LSD et à l'héroïne, c'est l'engrenage qui mène inexorablement à la déchéance et à la mort. Tout est contraire aux faits.
L'usage des drogues n'est pas le fait des dropouts : elle est présente dans tous les milieux ; l'engrenage des drogues faibles aux assujettissantes n'existe pas dans la plupart des cas ; l'héroïne ne tue pas à coup sûr ; la drogue ne détruit (pas) même si elle peut se conjuguer avec des déséquilibres psychologiques : ce n'est pas parce qu'il y a des maniaques sexuels, des obsédés de la vitesse ou des alcooliques que le sexe, le voyage ou l'alcool sont des choses dangereuses et mortelles pour autant ; la drogue n'est pas un phénomène individuel mais social ; elle n'est pas un problème moral, elle est un problème culturel ; elle n'est pas réprimée pour des raisons médicales, mais parce que notre société a peur de la liberté et nie le plaisir, la beauté et la connaissance.
La drogue n'est pas un phénomène mystérieux qui a cours dans des décors mythiques, elle est pour bien des gens un plaisir et une détente qui fait partie de l'existence ordinaire.
L'extension du phénomène pose des questions importantes pour qui s'intéresse aux devenir culturel et social de notre civilisation ; ce nouveau médium de connaissance a des incidences culturelles et sociales certaines ; mais ce n'est pas en allant voir MORE que vous avancerez dans cette réflexion, pas plus que vous ne découvrirez la sexualité en allant voir le Miracle de l'Amour.
Schroeder a beau dire une son film ne porte ni sur la drogue ni sur la jeunesse mais sur un amour tragique et le mythe d'Icare, il n'en charrie pas moins toute une conception sociale, tout comme Racine ou Corneille dans leurs tragédies.
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