L'arroseur arrosé : 5. Conclusions
L’examen de la situation vécue dans les pays de la Communauté andine, et plus précisément en Colombie, fait ressortir les problèmes suivants :
- Les conventions antidrogue contiennent des échappatoires pouvant être interprétées de manière contradictoire. Dans ce contexte, la volonté d’octroyer beaucoup plus de ressources aux programmes d’éradication des cultures illicites qu’au développement alternatif est essentiellement d’ordre politique.
- Le lien causal entre les cultures illicites, les épandages aériens visant à éradiquer celles-ci, les dommages à la végétation et les atteintes à la santé des paysans, les déplacements de population et le déboisement pose un grand problème d’évaluation. En effet, les données scientifiques demeurent insuffisantes, et les gouvernements états-unien et colombien — qui continuent de vanter l’innocuité des produits utilisés et de leur mode d’emploi — ont fait preuve d’une grande réticence à entreprendre des études complètes, adaptées au climat et à la topographie des pays andins. Encore là, on peut y voir un choix politique délibéré. Un consensus qui se dégage de l’ensemble des documents étudiés est que les épandages aériens, en termes environnementaux, équivalent à jeter de l’huile sur le feu. Autrement dit, ceux-ci contribuent à une déforestation accrue, mais sans que l’ampleur de cette déforestation ne soit quantifiable pour l’instant.
- Le principe de précaution, ainsi que le droit interne des pays de la Communauté andine — dérivé des nombreux instruments internationaux que ceux-ci ont signés — garantissent en théorie une protection assez complète de leur environnement. Mais dans la pratique, les ONG et les communautés locales ont eu des difficultés à prouver que les dommages qu’ils ont subis sont le résultat direct des épandages. De plus, en faisant appel des jugements ordonnant la cessation des épandages, les autorités colombiennes ont fait prédominer leurs engagements internationaux relatifs à l’éradication des cultures illicites, plutôt que leurs engagements relatifs à la protection de l’environnement. [65] On peut dénoter là aussi un problème d’ordre politique.
Dans ce contexte, le droit international humanitaire apparaît suffisamment développé pour offrir une protection adéquate contre une grande partie des dommages encourus, quoique la recherche effectuée jusqu’ici n’a pas permis d’identifier un seul cas où celui-ci ait été invoqué.
Aussi, le droit humanitaire a le mérite d’être simple. Les armes chimiques et bactériologiques, par exemple, sont prohibées en toutes circonstances, selon la Convention de Paris de 1993! Nul besoin de faire la démonstration des dommages. De plus, si la War on Drugs est bel et bien un conflit armé — international ou non — les biens indispensables à la survie de la population civile ne doivent pas être détruits ni même attaqués.
Reste que la catégorisation des conflits modernes est compliquée par une participation grandissante d’acteurs non étatiques. L’implication politique grandissante des ONG locales et internationales a eu le mérite de faire ressortir le rôle joué par les entreprises privées, et même de faire reculer celles-ci. Mais la stratégie d’ « adopter une transnationale » pour mieux surveiller ses activités ne saurait être employée seule.
Avant que les écosystèmes amazonien et andin ne soient complètement décimés, une admission de la communauté internationale que la situation prévalant en Colombie relève du droit humanitaire aurait pour effet immédiat de réduire de manière notable le rythme de la déforestation, et aurait des répercussions positives sur tous les pays avoisinants. En ce sens, et pour revenir au lien entre criminalisation et développement envisagé par M. Brisman (voir au point 2.1.2), le droit humanitaire pourrait être comparé à une forme de réduction des méfaits (harm reduction) [66] appliqué à l’environnement des pays « producteurs », et sans laquelle aucune forme de développement durable ne pourra être envisagée par la suite. Enfin, une telle insistance sur le droit humanitaire pourrait aussi avoir des effets bénéfiques en Afghanistan, puisque des tests d’épandages aériens y auraient été menés de manière secrète en 2004, et que le président Hamid Karzaï y a d’ores et déjà décrété une « guerre sainte » (jihad) contre l’opium! [67]
[65] Transnational Institute, 2004. Op. cit.
[66] L’approche de réduction des méfaits (ou réduction des risques) est généralement associée à l’injection de drogues par intraveineuse. Elle vise à parer au plus urgent et empêcher les dommages irréversibles, soit la propagation du VIH et les surdoses mortelles, sans pour autant s’attaquer au phénomène de consommation comme tel, qui pourra être enrayé plus tard.
[67] Andrew North, « Quandary of Afghan opium industry », 2 mars 2005. En ligne : BBC News UK Edition, http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/south_asia/4312557.stm
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