De la mari usque ad mare
Le Devoir, lundi 4 octobre 1999, p. A1
Myles, Brian
Pour ou contre le «pot»? Une poignée d'activistes ont ravivé le débat sur la légalisation de la marijuana (à des fins thérapeutiques) en ouvrant vendredi un authentique coffee shop (pour les malades chroniques seulement) sur le plateau Mont-Royal. Un geste qui relève autant de la compassion que de la provocation.
«Aider les gens qui souffrent à se sentir mieux.» Voilà la mission du Club Compassion, expliquée clairement et simplement par l'une de ses fondatrices. L'ouverture d'un centre - illégal - de distribution de marijuana à des fins thérapeutiques est une réalisation débordante d'humanisme, soit. C'est également un instrument redoutable pour faire avancer une cause qui chemine péniblement, et depuis trop longtemps, dans le dédale du pouvoir politique à Ottawa.
Soulager la douleur, oui. Mettre de la pression sur le gouvernement Chrétien oui! oui! oui! Les activistes ayant ouvert le Club Compassion devant tout le parc médiatique montréalais militent autant qu'ils soignent. L'organisme sans but lucratif a été mis sur pied avec l'aide du leader du Bloc Pot, un parti politique prônant la décriminalisation de la marijuana au sens large. Bernard Bigras, député bloquiste fort actif dans le dossier de légalisation à des fins médicales, a par ailleurs donné son appui officiel à cette entité pilotée par des gens relativement peu connus dans le domaine de la santé, des services sociaux et de l'intervention communautaire. Fondé avec l'aide du Bloc Pot, appuyé par le Bloc québécois, géré par des bénévoles qui avouent n'avoir «aucune prétention thérapeutique», le Club Compassion ressemble à s'y méprendre à une pelure de banane déposée sur la route des libéraux fédéraux.
Le ministre fédéral de la Santé a annoncé en juin dernier que les premiers essais cliniques sur les effets thérapeutiques de la marijuana commenceraient d'ici la fin de l'année. La décision faisait suite à un vote historique aux Communes, alors que 204 députés de toutes les allégeances avaient approuvé la tenue de ces tests. Depuis, c'est l'inertie.
Selon M. Rock, les essais cliniques sont absolument nécessaires parce que les études scientifiques démontrant l'innocuité et l'efficacité de la marijuana à des fins thérapeutiques «ne sont pas concluantes». L'avancement de la recherche à l'échelle internationale et les témoignages de patients (qui n'ont pas attendu la permission du ministre pour se procurer de la marijuana) incitent pourtant des médecins, ici comme ailleurs, à recommander au cas par cas l'usage de l'herbe verte. Les vertus thérapeutiques de la marijuana seraient les suivantes: soulagement des nausées et vomissements associés aux traitements contre le cancer et le sida, stimulation de l'appétit et prise de poids (sida et cancer), soulagement des douleurs liées à la sclérose en plaques, réduction de la fréquence des crises d'épilepsie, réduction de la pression intra-oculaire dans les cas de glaucome. Les usagers récréatifs vous parleront également d'un «buzz» bien senti, mais cette réalité est occultée dans le débat en cours, qui porte strictement sur la légalisation à des fins médicales.
À ce jour, le ministre Rock a autorisé deux citoyens canadiens, atteints du sida, à consommer de la marijuana en vertu d'une disposition spéciale de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Une trentaine de personnes ont demandé le même traitement de faveur, mais le ministre n'a toujours pas donné suite à leurs requêtes. Dans l'attente, ils ont deux choix: souffrir sans la marijuana, ou s'en procurer dans la rue avec la crainte d'être épinglés par les policiers. Il y a urgence de leur venir en aide, les études viendront ensuite, estime le député Bigras.
Voilà en résumé l'état de la situation, 30 ans après que la commission Le Dain eut recommandé la décriminalisation de l'usage de la marijuana, et 20 ans après que le ministre de la Justice d'une autre époque, Jean Chrétien, eut présenté un projet de loi en ce sens. Même l'Association canadienne des chefs de police et le Barreau canadien sont en faveur de la décriminalisation! Policiers et juristes ne peuvent tout de même pas se substituer au gouvernement fédéral, à qui il revient d'éteindre ou d'allumer une fois pour toutes.
Les policiers surveillent déjà les allées et venues au Club Compassion de Montréal. Comme l'a si bien dit le commandant André Lapointe, le rôle de la police est de faire appliquer les lois, et non pas de les fabriquer. Avec un peu de chance, les militants et les clients du Club Compassion seront mis en accusation pour usage, vente et trafic de stupéfiants, et leur cause gagnera une visibilité inespérée. S'il y a procès, le politique s'en trouvera éclaboussé. S'il y a jugement, parions qu'il sera à l'avantage des tenants de la légalisation à des fins médicales. Des «points de droit» ont en effet été établis à à Vancouver et à Toronto dans des causes similaires.
Sur la côte Ouest, un homme a obtenu une décharge après avoir été accusé de trafic de cannabis. La police avait saisi une soixantaine de plants chez lui. Glaucomateux, Stanley Czolowski consommait de la marijuana et approvisionnait également le Club Compassion de Vancouver. S'il respecte certaines conditions, il n'aura pas de casier judiciaire malgré ce délit.
Dans la Ville Reine, un juge de la Cour d'Ontario a accordé à Jim Wakeford, atteint du sida, le droit de cultiver et de fumer de la marijuana, statuant du coup que certaines dispositions de la loi canadienne sur les drogues étaient contraires à la Charte des droits et libertés. La porte-parole du Club Compassion de Vancouver jubilait lorsque le verdict est tombé, rêvant que le jugement ontarien fasse boule de neige au pays.
Mais la saga de la marijuana ne connaîtra pas d'avancée significative tant et aussi longtemps que les élus - et surtout les citoyens - refuseront de mettre la main à la pâte. C'est en 1923 que le cannabis a été ajouté à la liste des drogues contrôlées en vertu de la Loi sur l'opium et les drogues narcotiques au Canada. 1923. Que ce soit à des fins thérapeutiques ou récréatives, la société est-elle prête à faire un bond en avant d'un siècle ou deux?
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