Ces mots qui construisent l’Autre
(1) Alex a bousculé quelqu’un et (2) Alex est agressif. Quelle phrase donne davantage l’impression qu’Alex risque de frapper quelqu’un à l’avenir ?
Ces mots qui construisent l’Autre
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Photo: iStock «Le biais linguistique intergroupe démontre que les mots que nous utilisons peuvent contribuer à construire une image négative de l’Autre, sans nous en rendre compte et sans aucune intention raciste», dit l’autrice.
Marina Doucerain
L’autrice est professeure agrégée au département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal.
Publié à 0h00
Libre opinion
Comme professeure en psychologie sociale, j’ai été fortement interpellée par la controverse entourant les propos du député de Québec solidaire Haroun Bouazzi. Mon but n’est pas ici d’alimenter la polémique. Je souhaite apporter un éclairage un peu différent sur le contenu des propos de M. Bouazzi, soit la « construction de l’Autre ». J’en profiterai pour souligner aussi qu’il y a dans cette controverse une occasion de réflexion collective.
Mais tout d’abord, je vous invite à vous prêter à une petite expérience. Considérez les deux phrases suivantes : (1) Alex a bousculé quelqu’un et (2) Alex est agressif. Quelle phrase donne davantage l’impression qu’Alex risque de frapper quelqu’un à l’avenir ?
J’ai posé cette question lors d’une conférence auprès de personnes oeuvrant en justice réparatrice. 72 % ont choisi la deuxième phrase, une majorité claire qui reflète bien les résultats de recherches dans ce domaine. Ce n’est pas surprenant, « est agressif » est beaucoup plus abstrait que la formulation concrète « a bousculé quelqu’un ». L’abstraction de « est agressif » suggère que la phrase décrit la nature profonde d’Alex, et non pas un simple incident de parcours.
Un « biais linguistique »
Quel rapport avec le racisme et Haroun Bouazzi ?
Le problème, c’est que lorsque nous parlons de personnes qui ne font pas partie de nos groupes d’appartenance — l’Autre —, nous avons tendance à utiliser des termes abstraits pour les thèmes négatifs et des termes concrets pour les thèmes positifs. Par exemple, comme personne blanche, si je parle de violence en lien avec une personne noire, je vais tendre à utiliser « est agressif » plutôt que « a bousculé ». Ce faisant, mes mots suggèrent que la violence fait partie de la nature profonde de l’Autre. Par contre, si je parle de succès, je serai susceptible d’utiliser « a réussi » plutôt que « est compétent », suggérant que le contexte a sans doute joué en sa faveur. À noter que si je parle de quelqu’un dans mon groupe d’appartenance, je vais avoir tendance à faire exactement le contraire. En psychologie sociale, on appelle ce phénomène le « biais linguistique intergroupe ».
Des chercheurs américains ont mené une étude révélatrice sur le sujet. Pendant un an, ils ont répertorié les articles de journaux traitant d’immigration publiés dans les quatre États américains partageant une frontière avec le Mexique. À chaque mention d’immigrants non documentés — l’Autre dans le cas de cette étude —, les chercheurs ont noté si le langage utilisé était abstrait ou concret. Ils ont trouvé que les articles utilisaient principalement des termes abstraits (par exemple, « est agressif ») lorsque le thème était négatif (par exemple, la violence), et principalement des termes concrets (p. ex. « a réussi ») dans le cas des thèmes positifs (p. ex. un succès). La tendance était parfaitement inversée lorsqu’il était question de citoyens américains.
Quelle importance ?
On joue sur les mots, me direz-vous. Peut-être, mais peut-être pas. Le biais linguistique intergroupe démontre que les mots que nous utilisons peuvent contribuer à construire une image négative de l’Autre, sans nous en rendre compte et sans aucune intention raciste.
L’importance des mots
Le biais linguistique intergroupe démontre que la création de séparation, de hiérarchisation et de fossés entre le « Nous » et le « Eux » n’est pas seulement une question d’injures ou de racisme brut. Cette création passe aussi par des voies simples et anodines comme l’utilisation de la langue au quotidien, comme nos choix de mots lorsque nous parlons de ceux et celles qui ne nous ressemblent pas ou pensent différemment de nous, bref, de l’Autre.
Les mots comptent, les mots contribuent à façonner une réalité partagée, et les mots peuvent privilégier et exclure, que ce soit au travail, entre amis ou à l’Assemblée nationale. Au-delà des mots de M. Bouazzi, il y a dans cette situation une opportunité d’examiner collectivement, dans les espaces privés et publics, comment nous pouvons utiliser la langue pour créer un espace inclusif pour toutes et tous.
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